elle
n'a jamais été aussi maigre.
D'accord, c'est ce que le vulgaire appelerait une grande sauterelle. Elle est grande, et maigre de nature.
Mais quand même, la robe à motifs noirs et blancs, extrêmement élégante, laisse voir des jambes qui n'ont jamais été aussi fines. C'est probablement une robe qui coûte assez cher.
Elle est maquillée, plus que d'habitude. Elle a masqué du mieux qu'elle peut ses cicatrices d'acné, entouré ses yeux, éclairé ses lèvres, frisé ses cheveux. Elle porte de nombreux bijoux.
Elle te sourit, tout le temps. De plaisir, et de timidité. Sa timidité naturelle, que tu connais un peu, avec ses rires d'excuse.
Et elle parle. Elle parle vite, tout le temps. De son voyage récent. Des amis qu'elle est allée voir avec son mari. Tu ne connais aucuns d'entre eux. De ses enfants. Celui qui va bien, trace sa route, ne se pose pas de questions. Celui qui est angoissé, trop angoissé, et elle s'en veut. Comme si elle avait une responsabilité.
Elle parle de son travail, des documents que tu lui dois, du prochain projet, de l'école, de son travail. Elle travaille, beaucoup. Elle reste tard. Elle est la dernière à partir, et de loin. Elle ne travaille que trois jours par semaine, mais resterait cinq si elle pouvait.
Mais elle ne peut pas. Il y a les examens. Et la chimio, toutes les quatre semaines. Elle t'explique les drains, les seringues, les pompes, les protocoles... Elle ne te parle plus de ses anciens projets: greffe du foie, traitement expérimental. Elle est dans sa routine, en attente.
Déjà heureux, te dit-elle. On lui avait promis quatre à six semaines. On est presque à un an. Ca tient. Ca tient bon.
Elle rit, et elle parle, vite, sans arrêt. De trucs, de choses. Tu n'écoutes plus vraiment. Mais tu sais que tu es utile, à cet instant.
Tu sens, presque dans tes veines, les monstres, tapis, dans son corps. Bridés derrière la digue de produits chimiques qui les massacre une fois par mois, ils attendent, tapis, comme les soldats dans leurs tranchées. Ils attendent l'arme secrète, qui les fera ressortir. Elle s'appelle mutation. Un jour, l'une des cellules trouvera la façon de vaincre le médicament, et les troupes passeront à l'assaut, une fois de plus.
Et elle te regarde, et elle sourit, et elle parle de ses projets.
elle (sur le pont de Nantes)
est arrétée, net, au milieu du trottoir.
Le nez en l'air, collé sur l'écran de son smartphone.
Alors tu lèves le nez, toi aussi, et tu vois que trois avions ont croisé leurs trajectoires dans le ciel. Les deux premiers ont dessiné un X, et le troisième est passé exactement à l'intersection, coupant la figure symétriquement.
lui (sur le pont de Nantes)
barbe mal tenue, veste ample vaguement façon militaire, pantalon noir déglingué. Il avance en jonglant avec des balles molles, sans doute en une sorte de tissu.
L'une des balles échappe à la trajectoire prévue, et glisse vers le sol. Il la rattrappe d'un coup de pied, avec l'air de "c'était prévu". La balle rebondit vers le ciel, passe la rambarde du pont et plonge vers la Loire.
Il regroupe ses balles dans une main, et se colle contre la rambarde, pour regarder en bas, de l'autre côté.
Toi, tu as bien vu que la balle fait maintenant partie des objets immergés.
Quand tu passes à hauteur du type, il est toujours accoudé, et feint de contempler le fleuve.
Il ne faut pas
aller sur www.moodica.com surtout si on a une vie par ailleurs.
Il ne faut pas.
Bon sang, il y avait longtemps que je n'avais pas autant rigolé
avec un site qui existe pourtant depuis longtemps:
Eux
font un drôle de bruit. Enfin des drôles de bruit. Des cliquetis, des bruits de verre, de petits chocs métalliques. Des commentaires brefs, des silences.
A travers les arbres et arbustes du campus, tu te déplaces jusqu'à voir quelques silhouettes, jeunes, habillées en noir.
La plupart on un pantalon au pli bien net, et une chemise à manches longues. Deux d'entre eux ont un t-shirt. Il y a une jeune fille, habillée en noir aussi.
Ils ont des bouteilles et des shakers en aluminium à la main. Ce sont probablement les apprentis de l'école de barmen.
Ils s'entrainent sur l'herbe à jongler avec les boissons et les cocktails.
et tu chiales encore
en écoutant ça
http://www.tcmag.com/magazine/crowd_at_green_day_concert_in_london_sing_queens_bohemian_rhapsody
Il a été scientifiquement démontré qu'il est impossible
de travailler en ayant mis Hiromi UEHARA qui joue sur une autre fenêtre de votre PC.
Lui
a quel âge? Plus de 70 ans, très certainement. Malgré des efforts pour soigner son apparence, dont une cravate, défraichie, mais cravate quand même, ses vêtements ont du mal à garder une allure.
En face de lui, un petit comptoir dans l'allée du grand centre commercial. Derrière le comptoir, le technicien se tient légèrement de profil, et tu analyses cette posture comme celle d'une personne qui voudrait s'éloigner.
"Et vous n'avez pas de pièce de rechange?
-Non, ce modèle... je ne connais pas. Ca ne se fait plus.
-Et vous pouvez la commander?
-Non, mais... Je ne sais pas trouver ça. Je ne connais pas... C'est... un ancien modèle de grille. Il vaudrait mieux en acheter un neuf."
Du bout des doigts, le technicien repousse légèrement le coffret qui se déplace de quelques centimètres sur le comptoir.
Le coffret est en carton recouvert d'une imitation de cuir noir. C'est une boite avec un couvercle qui se rabat et se verrouille avec un bouton pression. L'intérieur est tapissé d'un velours rouge. Le coffret contient un rasoir électrique, forcément ancien, et quelques accessoires. Le carton, le skai noir, l'intérieur en velours, te font remonter des souvenirs d'objets de ton enfance.
Le vieux monsieur regarde le coffret, le technicien, le coffret. Il tient le couvercle ouvert entre ses doigts, hésitant sur le geste.
A côté de lui, une dame d'environ 35 ans. Elle n'a rien dit jusque là. Elle pose deux doigts sur l'avant-bras du monsieur.
"On va s'en aller, Monsieur. On va y aller."
Il relève le couvercle de la boite, le rabat, et verrouille avec le bouton pression. Il reprend le coffret maintenant fermé, et le met dans un sac en plastique. La dame s'éloigne, en veillant à ce que le vieux monsieur l'accompagne.
Au bout de son bras pend le sac en plastique.