Eux

pourquoi sont-ils là? Tu n'en sais rien.
La dame au fond, dans le recoin, avec sa fille, elle vomit tout le temps. Sa fille tient un sac pour elle, et la soutient. Elle discute avec des gens, du temps qu'on passe à attendre, bien sûr, et aussi des chiottes qui sont bouchées-en-panne, c'est sûr, c'est pas la peine. L'autre grand gars, qui a une machoire carrée et un costard de gars qui a de la réussite, il a demandé à voir un psychiatre. Celui-là, en face, s'est coupé au niveau de la main, on le voit à son pansement. Celui-là est saoul. Ceux-là attendent leur ami qui est en consultation, ou en soins. Ceux-là accompagnent la dame à foulard qui a l'air d'avoir de la fièvre.
Les deux jeunes, tu ne sais pas.
Ils font du bruit, comme des jeunes de banlieue de caricature. Il zivont. Ils ne crient pas, mais parlent assez fort pour qu'on les entende bien. Ils se hèlent. Ils se touchent avec la voix, sans doute pour se rassurer. Ils commentent tout, le distributeur de café, les affiches, les annonces à la sono ("on demande deux bras forts et musclés en cardio". "On demande un chariot au bloc 1"), et puis l'attente, comme tout le monde. Ils essaient de calculer, d'estimer. Ils n'écoutent pas les autres. Ils sont dans leur monde. S'ils avaient écouté, ils sauraient que la dame qui vomit, qui est, en quelque sorte la plus ancienne ici, est là depuis 22H30, et que comme il est presque 2H du matin...
Et puis le journal de la 2 se termine, à la télé accrochée sur sa tablette, tout en haut, sous le plafond. Ils ont commenté u peu tout, bien sûr, surtout Sarkozy, bien sûr. Et puis, ils commentent une voiture, pendant les pubs, et puis l'émission suivante, c'est Eve Ruggieri, qui propose un Opéra.
"Un opéra, eh, ça va pas! eh, ben non, quand même, on va pas écouter un opéra!
-ah, ben non."
Les autres ne disent rien. Le seul qu'on entend de temps à autre, le petit arabe nerveux qui veut absolument s'engueuler avec l'infirmier des admissions, quand il se pointe derrière sa vitre blindée "Tout acte de violence fera l'objet de poursuites" est parti quelque part dans les couloirs vers les salles de soins.
L'un des deux jeunes se dresse sur la pointe des pieds et réussit à mettre la une.
Il y a un policier.
Ca les fait taire un moment.