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Hourra
25 avril 2005

Elle

Elle ouvre l’immense porte en bois à double battant du prieuré où elle vit avec sa famille. « Ca me fait plaisir de vous revoir », dit-elle, sans sourire. Puis elle vous sourit.

Vous traversez la cour, un peu fébriles. Et tout de suite, elle vous présente aux enfants qui sont là. Tu reconnais les plus grands, qui sont maintenant de jeunes adultes. La plus petite, la dixième, a trois ans. Vous croyiez qu’ils en avaient huit.

Elle, elle n’a pas changé. Bien sûr, le papier de sa peau a froissé, mais juste parce qu’il a servi. Dix ans au moins ont passé.

Il y a d’autres parents et d’autres enfants que les leurs. Tu en connais certains.

Et le mari te retrouve enfin. On en parlera, une autre fois. Et vous buvez. Elle vous rejoint, mais plus tard. Elle gouverne sa petite bande, pour préparer le repas des adultes, et faire manger les plus jeunes.

Oui, ils vont bien. Non, ils ne se disputent pas, ou très peu. Oui, elle trouve du temps pour travailler et créer, bien sûr. Elle... elle trouve qu'elle s'en inquiète moins que d'autres mères.

Toi tu vois ses huit filles passent et repassent autour de leur mère sans jamais manquer de l'embrasser.

Elle vous demande, pour son exposition. Et vous dites que vous êtes déjà passés, car demain, vous n’aurez pas le temps, avec la route du retour (et dis-tu que tu n’aurais pas aimé l’ambiance des vernissages, des gens inconnus, du paraître ?).

Et bien sûr, elle demande ce que vous en pensez. Vous êtes presque soulagés de dire que vous avez aimé, que les pièces exposées sont meilleures que l’illustration de l’invitation. (Plus tard, d’ailleurs, elle acceptera de vous en vendre une).

L’apéritif est passé, et elle prend du temps pour parler avec vous. et puis, elle repart vers ses autres hôtes. Vous revoyez le mari, qui vous fait visiter quelques pièces. Au fond, il y a l’atelier, mais vous n’osez pas entrer.

Et puis elle vous rejoint, et elle entre dans l'atelier, seule, sans vous regarder vraiment. Elle vous regarde. Vous demandez si vous pouvez entrer, et elle vous dit que oui, bien sûr. Autrefois, vous entriez dans chacune de ses pièces. Autrefois.

Vous regardez toutes sortes d’œuvres autour d’elle, aux murs, sur les établis, au milieu de tout le désordre naturel des ateliers. Elle vous dit qu’elle fait de la lino, et de la peinture, et aussi de la poterie, beaucoup de poterie, et puis elle écrit aussi.

La lino telle qu’elle la pratique consiste à découper des milliers de petites lanières de plastique avec un minuscule ciseau et créer ainsi rides, muscles, plis et drapés, yeux, bouches, mollets et mentons, seins et rayons de soleil. Elle travaille le noir et blanc, stries et rainure, à l’infini. Plus tard, elle apposera quelques couches de couleur.

« En fait, je m’aperçois que je ne peux plus m’en passer. C’est presque une obsession. J’y pense tout le temps. Si je sors (je sors rarement) j’emporte toujours un cahier, pour noter quelque chose. Du soir au matin, je crée, et je ne pense qu’à créer. Je ne peux m’arrêter. »

Elle vous regarde, et tu discernes l’inquiétude, et c’est la même que quand elle vous a accueilli et que tu avais interprétée à tort, comme la conséquence de votre immense séparation.

« C’est à un tel point que là, maintenant, vous vous rendez compte, alors que je suis avec vous, je n’ai plus qu’une idée, c’est de rester dans l’atelier, c’est de recommencer à travailler, et à créer.

Tout le temps »

Et elle vous regarde. Et elle vous dit qu’elle a entamé une introspection, et qu’elle écrit, aussi.

Toi, tu as bu, bien sûr, et tu essaies de ne pas déraper dans ce que tu vas dire. Tu la croyais si forte, et tu te sentais si incertain, si transparent. Mais tu ressens ce qu’elle peut ressentir.

Tu lui dis :

« Tout mouvement naît d’un déséquilibre. Pour bouger, il faut un déséquilibre. Pour créer, s’exprimer, il faut un déséquilibre. C’est comme ça. Ca n’est pas un mal en soi. C’est inacceptable seulement quand on ne peut s’arrêter de bouger, et quand ça devient trop douloureux. Et là encore, il faut peser le poids de l’abandon. L’artiste qui fouille en lui-même, range son passé, aplanit ses inégalités, perd souvent sa création. Il ne bouge plus. Et parfois c'est le silence qui l’environne soudain qui devient insupportable. Il faut choisir »

Que peux-tu dire d’autre ?

Peut-être aussi est-ce pour cela que tu n’aimes pas vivre près des artistes. Tu n’aimes pas ce qu’ils savent faire, et qui te renvoie l’image d’un rustre. Tu n’aimes pas ce qu’ils osent, qui te renvoient l’image d’un ver de terre raisonnable.

Tu n’aimes pas non plus être le spectateur passif, parfois impuissant, parfois vampire attendant de juger, d’applaudir ou d’acheter les fruits de leur souffrance.

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Commentaires
E
j'ai du oublier d'être un artiste alors ... ;-)<br /> <br /> Bon c'est vrai qu'il faut être un peu ahuri pour être heureux. Mais les phases d'ahurissements sont parfois drôlatiquement productives.
L
Connais-tu des artistes heureux?
B
Comment sais tu que le travail d'un artiste est une souffrance ? Vas tu enfin nous révéler ton terrible secret ...
Hourra
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