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Hourra
16 mars 2005

Elle

Elle vit au milieu de sa maison, musée vivant de l'histoire, de la littérature, du souvenir, et de la mer, bien sûr. Elle montre du bras, de la main, la maquette, l'autre, le tableau, là.

Elle fait revivre les morts, encore et encore. Le grand père qui conduisait ce bateau là à Terre-Neuve, sur la toile, derrière, et qui appartenait au père du grand-père, et ce grand-père qui est mort pendant la grand guerre, et sa femme, six mois plus tard, quinze jours après avoir donné le jour à son fils.

Elle parle des vivants, les filles, les soeurs, les petits-enfants, le gendre qui n'a pas su, et dont il a bien fallu qu'il parte.

Et elle parle du restaurant du grand chef, pas son grand restaurant, l'autre plus personnel, avec un jardin derrière, avec peut-être deux cent espèces de pommiers, et un jardinier passionné, qu'elle va voir, le matin, après une tasse de thé, quand elle vit sur la côte, près de sa mère, parce que c'est la saison où son mari, à elle, va faire des campagnes de pêche, et l'a repris, puisque la mer prend toujours les hommes, et laisse toujours les femmes au bord.

Et puis dans ce restaurant, elle a demandé, et obtenu le droit de venir une nuit, parce que dans ce restaurant, il y a un boulanger, qui fait le pain maison, et qu'elle est passionnée, pas seulement de choses naturelles, mais du blé, le blé mû, les champs de blé qui ondulent, en vagues, sensuelles, chaleureuses, riches de promesses.

Et puis elle parle de Vercel, dont elle a tous les livres, et elle se lève, et va chercher des photos numériques (hier tu as dit 'appareil digital', et elle a n'a pas compris. Elle dit 'photo numérique'). Elle est passionnée de photo, depuis qu'elle ne fait plus de reliure, qui lui sciait la nuque. Elle te montre des photos magnifiques de la baie du Mont Saint Michel, où les ruisseaux d'eau de mer, les reflets des vagues dessinent ces images du chaos que tu aimes tant, mais que seule la nature sait bien dessiner. Et elle te raconte le pilote d'ULM qui l'a emmené haut, si haut, pour pouvoir survoler le Mont alors que c'est interdit, et photographier, photographier, sans penser un instant au vide, au froid, aux turbulences.

Elle te dit qu'elle veut faire de la photo, des oiseaux, des paysages, la mer, encore, et toujours. Elle te dit qu'elle a du sel dans les veines. Elle te dit qu'elle attend qu'il prenne sa retraite, et que, enfin, elle déménage et aille au bord de la mer.

Elle veut faire des promenades, si son genou rouillé, cassé, son tibia coupé, raccourci pour son bien, la laissent encore capable de marché. Elle te regarde en face, en énonçant sa déchéance, avec des 'hein', des silences, et des yeux qui se mouillent.

Et tu regardes fixement dans ses yeux de mer, l'eau qui monte, et tu ne sais rien dire, même si elle t'en laissait le temps. Et tu te dis qu'elle attend peut-être surtout que tu écoutes.

Elle te dorlote. Elle t'a préparé des mets somptueux, ce midi, où elle est seule, comme tous les midis, et elle mange à peine, pour son poids, pour ses articulations.

Tout à l'heure, ou bien était-ce hier, elle t'a expliqué ces maquettes de bateaux identiques qui semblent se reproduire à travers toute la maison. Elle t'a raconté l'amie dont le père était gardien de phare et qui fabriquait des maquettes à l'infini, pour les revendre plus tard. Après sa mort, la famille en avait des centaines. L'amie lui en a donné un plein coffre. Les silhouettes de bateaux, sans sabords, sans gréments, ébauches au bois nu, dévoilant chacune leur personnalité, par le veinage unique du bois, se sont fait une place au milieu des goelettes, des ketchs, des cotres et des bisquines, finies, peintes, immatriculées...

Tu dois partir car tu as la clé de la salle de cours. Elle t'embrasse malgré ton rhume. Tu repars dans ton auto. Tu fais ton cours. Tu repars dans ton auto, tu évites les autres, tu vibres sur la quatre voies qui te ramène à ta maison, dans la campagne. Toi qui analyses, calcule, mets des mots sur tout, tu cherches à dire ce que tu as vécu. Et il te revient les souvenirs bénis de nuits de ton enfance, quand toi aussi tu vivais sur la côte, fenêtres ouvertes, avec le Mont en face de toi, les nuages qui filaient, couvrant et découvrant la lune, les sifflements, les hurlements, les cris des oiseaux, et les pleurs du bois. La douceur de l'air. Le sentiment de la puissance de la vie. La chaleur maternelle de la tempête.

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Commentaires
L
(courbette)<br /> Pas de mérite, j'avais un bon sujet.<br /> Mais de votre part, j'ai la tête comme un melon.
A
Superbe !
Hourra
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Hourra
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